Avec 21,95% des voix, Jean-Luc Mélenchon a consolidé son leadership sur la gauche. Décortiquant avec précision les résultats du premier tour, Roger Martelli analyse le phénomène Mélenchon et la façon dont il s’installe dans les habits du PCF.
Le vote du 10 avril est le coup d’envoi d’un immense bouleversement politique. Elle est loin la France de la « bande des quatre » des années 1970-1980 avec le Parti socialiste de François Mitterrand, le Parti communiste de Georges Marchais, le RPR de Jacques Chirac et l’UDF de Valéry Giscard d’Estaing. Depuis plus longtemps la vie politique s’était habituée au dualisme de la droite et de la gauche. Or nous voilà désormais, non pas devant deux ou quatre pôles, mais face à trois familles plus ou moins identifiées et d’importance voisine.[cliquez sur le graphique pour l’agrandir]
La première famille est la gauche, qui est sortie dimanche de sa torpeur. À partir des années 1970, on l’avait vu osciller entre 36 et 47% des suffrages exprimés au premier tour de l’élection présidentielle. En 2017, elle a été ramenée, grâce à l’outsider Macron et à son refus du clivage fondateur, au niveau bien plus modeste de 27,7%. Depuis, les scrutins dits « intermédiaires » (cantonal, régional ou européen) ne donnaient aucun signe d’un retour possible aux scores de gauche d’antan et les sondages, depuis plus d’un an, suggérait inlassablement que cette gauche restait enlisée dans une fourchette de 25 à 28%.
Or, à l’arrivée, la gauche a gagné 3,9 points. Le total des suffrages accordés à Yannick Jadot et à Anne Hidalgo retrouve certes à peine les 6,3% de Benoît Hamon en 2017, tandis que Nathalie Arthaud et Philippe Poutou voient leur base électorale se réduire encore de 0,4 points. Le gain provient de Jean-Luc Mélenchon (+1,9 points, obtenus cette fois sans le PC), auxquels s’ajoutent les voix du secrétaire national du PCF, Fabien Roussel (2,4 points). Au total, la « gauche de gauche » (25,2%) a conforté son poids dans la gauche française. Avec Mélenchon, on trouve donc à nouveau une force largement dominante à gauche ; mais ce n’est plus ni le PC, depuis longtemps marginalisé, ni le PS, désormais subclaquant.
Le bilan du premier tour est donc simple. Trois candidats trustent les trois quarts des suffrages et chacun domine son camp. Le Pen a jugulé les turbulences d’une extrême droite renforcée ; Macron, le chef solitaire, a écrasé ce qui restait de la droite organisée ; Mélenchon a consolidé son leadership sur la gauche.
Par ailleurs, on sait que Macron a progressivement érodé le champ de la droite issue du chiraquisme ; en 2022, l’érosion laisse la place à l’effondrement. Pourtant, la victoire macronienne s’avère à double tranchant. Le Jupiter élyséen pensait que, devenu chef de guerre, il allait se repaître des dépouilles et dépasser un seuil de 30% confortant définitivement son hégémonie. En fait, en même temps que la malheureuse Valérie Pécresse voyait ses chances s’amenuiser dans les sondages, le Président lui-même a perdu peu à peu de son avance. Au bout du compte, avec 28%, il progresse autant que la gauche (+3,9 points), mais le total de la droite dite classique recule de 9 points.
La conclusion est vite tirée : c’est l’extrême droite qui bénéficie de la débâcle de Valérie Pécresse. Marine Le Pen en est la première bénéficiaire. Les commentaires insistent souvent sur la défaite d’Éric Zemmour. Par rapport à ses immenses ambitions de départ, il peut certes être extrêmement déçu. Mais il a ouvert la voie au passage d’une partie de la droite vers l’extrême droite, il a banalisé malgré lui le discours de Le Pen qui ne se privait pas de dénoncer les « exagérations » du journaliste entré dans l’arène et il est le seul à avoir dépassé les 5%, loin derrière le trio gagnant de tête. Au bout du compte, il a boosté l’extrême droite et a contribué à ce que ce camp augmente son score de plus de cinq points par rapport à 2017.
Le bilan du premier tour est donc simple. Trois candidats trustent les trois quarts des suffrages et chacun domine son camp. Marine Le Pen a gagné la bataille de l’extrême droite, en montrant que la prégnance idéologique de cette famille – l’inquiétude, la protection nationale et la fermeture – pouvait se transformer en capital politique et électoral. Emmanuel Macron a confirmé qu’il était devenu le chef de file d’une droite conjuguant le libéralisme économique, l’autorité et la « globalisation » ; mais sa victoire est au prix d’une désorganisation politique que LREM a été bien incapable d’exploiter. Quant à Jean-Luc Mélenchon, il a installé un peu plus l’idée qu’il était la personnalité centrale à gauche. Ses errements stratégiques post-2017, sa posture hégémonique et et son refus de la gauche – la « gôche » –, l’ont contraint à redoubler d’effort. Sa dernière ligne droite, impeccable, a permis son succès et, d’une certaine manière a masqué la grande faiblesse de la gauche. Au total, Le Pen a jugulé les turbulences d’une extrême droite renforcée ; Macron, le chef solitaire, a écrasé ce qui restait de la droite organisée ; Mélenchon a consolidé son leadership sur la gauche.
Retour sur le phénomène Mélenchon
Aucun individu n’est à lui seul le deus ex machina de ce qui sort des mouvements tumultueux de la société. Mais Jean-Luc Mélenchon est celui qui a réussi à donner le coup de pouce permettant de surmonter la question lancinante de plus de deux décennies : comment raccorder la critique sociale souvent bouillonnante « d’en bas » et un système politique manifestement ankylosé ? Du coup, il a donné à la campagne présidentielle le souffle de cet engagement populaire massif que le PC d’autrefois était le seul à entretenir. Par la maîtrise des relais que constituent les réseaux sociaux, il est parvenu à toucher et a contribué à ce qui frappe aujourd’hui les observateurs : les catégories populaires actives continuent certes à bouder davantage que les autres le chemin des urnes, mais la jeunesse, elle, a voté comme elle ne l’avait jamais fait auparavant. Elle l’a fait en votant largement Mélenchon, comme le montrent tous les sondages.
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Le vote Mélenchon a confirmé la texture nationale acquise en 2017. Aujourd’hui, il est au-dessus de 13% dans la totalité des départements. Il a donc renforcé ses lignes de force ; il les a en même temps déplacées. En 2017, sur les dix départements où il avait les plus forts pourcentages, trois seulement étaient franciliens ; désormais ils sont au nombre de sept. Dès 2012, le vote Mélenchon s’était installé au cœur de la France métropolitaine. Il le fait plus encore aujourd’hui, ce dont témoignent avec éclat l’arrivée de Paris et du Rhône dans le peloton de tête (30% et 25%). Jean-Luc Mélenchon fait des scores historiques en banlieue parisienne et s’installe ainsi dans les habits du PC. En revanche, il fléchit dans des territoires longtemps marqués par la culture politique communiste (Aisne, Pyrénées-Orientales, Cher, Dordogne, Allier, Pas-de-Calais) qui ne relèvent pas totalement de la sociabilité banlieusarde.
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La potion amère du PC
Le PCF a laissé entendre dès son Congrès de la fin 2018 qu’il y aurait une candidature communiste. Il invoquait deux raisons pour cela : l’attitude d’un Mélenchon maltraitant et méprisant ses alliés communistes ; le fait que, selon lui, les absences du candidat communiste dans le scrutin le plus structurant (quatre fois depuis 1965) avait contribué à son recul.
Ce second argument est historiquement discutable : depuis 1981, l’électorat communiste se contracte que le PC soit présent ou non à la présidentielle. En revanche, dans un paysage politique éclaté à gauche, la candidature communiste n’était pas au départ moins légitime que les autres. Ce choix relevait du pari, et pas des procès en légitimité ou illégitimité. Un pari se gagne ou se perd : celui-là a été perdu et ce n’est pas une surprise.
Sans doute, le Parti communiste a-t-il obtenu une certaine reconnaissance de son secrétaire national dans l’espace public. Fabien Roussel a attiré l’attention par son dynamisme et son optimisme, son sens de la répartie et son choix – a priori discutable – de prendre le contre-pied sur des sujets « chauds » (le nucléaire, la laïcité, l’alimentation) pour faire la différence avec ses concurrents de gauche. Dans un sondage Ifop post-électoral, Roussel est placé au troisième rang de ceux dont la campagne a été jugée « bonne », derrière Le Pen et Mélenchon. En tout cas, une partie de l’actif militant a semblé se retrouver dans ce style et, au début de l’année, les sondages se mettaient même à suggérer une consolidation des intentions de vote, qui frôlèrent parfois l’eldorado des 5%.
Mais la bonne opinion n’est pas le vote et les espoirs communistes ont été déçus. Le 10 avril, Roussel doit se contenter d’un petit 2,4% qui le situe entre le mauvais résultat de Robert Hue en 1995 (3,4%) et le catastrophique score de Marie-George Buffet en 2007 (1,9%). Le PCF, scrutin après scrutin, se maintient dans les eaux de la marginalité (2,7% aux législatives de 2017 ; 2,5% aux européennes de 2019).
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Roussel fait mieux que la moyenne nationale dans 45 départements : à l’exception attendue du Nord, ils correspondent à des territoires d’implantation communiste forte, mais historiquement moins industriels et urbains que les écosystèmes de la « banlieue rouge ». Sur l’ensemble du territoire métropolitain, Fabien Roussel gagne 0,4 point sur Marie-George Buffet et il fait même un peu mieux que cette augmentation moyenne dans 59 départements, qui ne correspondent pas vraiment au visage classique de l’implantation communiste (Corrèze, Allier, Haute-Vienne…), ou même qui se sont souvent caractérisés par la faiblesse historique du vote communiste.
En revanche, proportionnellement, il recule dans les territoires de forte influence ancienne et notamment en Île-de-France, sur le pourtour méditerranéen, dans le Centre et l’Auvergne. Son recul bénéficie bien sûr à Mélenchon, qui explose dans les espaces métropolitains, notamment de la région parisienne.
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Le communisme municipal résiste-t-il mieux que les autres ? À peine. Les tableaux ci-dessous en donnent la mesure. Ces totalisations portent sur un peu plus de 130 communes de plus de 3500 habitants qui ont un maire communiste ou « apparenté », le tout représentant une population d’environ 2 millions d’habitants.
Dans cet ensemble, Fabien Roussel obtient 5,6% – deux fois son score national – et Mélenchon 21,6%. Mais la ventilation des votes varie avec la taille de la commune : le score de Mélenchon passe ainsi de 30% en moyenne dans les villes de plus de 10.000 habitants à tout juste 20% dans les communes qui ont entre 3500 et 5000 habitants.
Dans les zones métropolisées, et plus particulièrement chez les jeunes et dans les quartiers populaires, le vote Mélenchon progresse de 3,4 points depuis 2017 et le vote Roussel recule de 1,4 point sur le vote Buffet de 2017. Du coup, dans cette tranche de communes le vote Roussel et le vote Mélenchon s’additionnent et permettent à la gauche d’enregistrer une progression de six points, tandis que la droite recule et que l’extrême droite progresse moins qu’ailleurs. Au contraire, dans les communes moins peuplées, Roussel recule sur Buffet, mais Mélenchon perd plus encore. Du coup, la gauche dans son ensemble stagne ou recule légèrement ; quant au fléchissement de la droite classique, il est y compensé par une poussée plus forte de l’extrême droite.
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Le panorama de l’Île-de-France accentue encore le trait.
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La moyenne des abstentions dans chaque ville dissimule d’importantes inégalités internes. L’analyse par bureau de vote montrerait sans nul doute d’importantes différences de mobilisation, les quartiers jeunes et populaires ayant porté une progression spectaculaire du vote Mélenchon. Dans les villes franciliennes communistes, le leader de l’Union populaire passe en effet de 33,3% à 44,4%, soit une augmentation de près d’un tiers de son niveau de 2017. En revanche, Roussel est en retrait sensible sur le vote Buffet de 2007, passant de 5,1% à 3,4%, soit une baisse d’un tiers. Dans le même temps, Marine Le Pen et Macron marquent le pas, en perdant environ un dixième de leur résultat de 2017.
En tout état de cause, le communisme municipal a montré une fois de plus une diversification qui altère son image et sa cohérence historique. Les villes moyennes éloignées des centres métropolitains sont tentées par une certaine image de l’identité communiste qui limite le transfert vers un vote Mélenchon. Par contre, les banlieues rouges plus jeunes sont portées à utiliser le vote Mélenchon, ce qui peut en faire un substitut possible du style communiste municipal. Au total, l’hétérogénéité des comportements électoraux dans les villes communistes tend à s’accroître, mais au risque d’une divergence accentuant la fragilisation entamée en 1984.
Premier tour, première étape…
Le premier tour de la présidentielle laisse les ruines du dispositif politique qui a « fait » l’histoire politique de la Cinquième République. Le PCF a confirmé la profondeur de son déclin national, sans que le temps paraisse venu d’un réancrage territorial. Le PS et les Républicains, ces pivots de l’affrontement droite-gauche depuis le début des années 1980, sont au bord de l’effacement.
En chiffres bruts, le bilan de ce premier tour est limpide : la droite, sous toutes ses formes cumulées, est archi majoritaire. Emmanuel Macron est en tête dans un peu plus du tiers des communes de la France métropolitaine, Marine Le Pen dans près de 60% et Jean-Luc Mélenchon dans un peu plus de 8% d’entre elles. Toujours en métropole, Macron est en tête dans 265 circonscriptions législatives, Le Pen dans 205 et Mélenchon dans 105. Comment cela se traduira-t-il aux législatives, dans quelles configurations politiques et pour quelles majorités ? On le saura dans quelques mois et, entre temps, le second round présidentiel contribuera, d’une façon ou d’une autre, à remodeler le paysage.
Dans tous les cas de figure, des enjeux redoutables attendent les forces politiques, existantes ou à venir. Les turbulences du monde et le paroxysme annoncé de la crise écologique en sont les plus immédiats. Les effets déstructurants des inégalités en compliqueront la solution. Mais au-delà, dans l’espace proprement politique, un double enjeu s’affirme : comment et autour de quel projet réunifier des forces sociales éclatées ? Cette complexité est bien plus grande que ne le suggèrent les visions dualistes du haut et du bas, du in et du out, ou du centre et de la périphérie. À cela s’ajoute un enjeu spécifique pour la gauche : elle est à la fois revigorée et déséquilibrée. Elle vivait historiquement, depuis plus d’un siècle, sur la concurrence entre une gauche portée vers la rupture et une autre attirée davantage par l’accommodement. Ce dilemme a-t-il disparu ? Doit-il être poursuivi, et, si oui, sous quelle forme ?
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